André Lamandé est l’autre grand poète et romancier de Blaye.
Pour résumer sa vie et son œuvre, nous laissons la parole au fondateur de notre association, Paul Raboutet.
En effet, nous avons retrouvé un article rédigé par ses soins et paru dans "Le courrier de Bayonne" du 2 novembre 1933, article dans lequel il rend un vibrant hommage à celui qui fut son ami.
Vous y découvrirez quelqu’un de vraiment exceptionnel !
Blaye… Une petite ville, dolente et chaude, égarée au bord de la Gironde, sur trois collines, dont l’une porte fièrement une puissante citadelle, bâtie de 1685 à 1689 sur les plans de l’illustre Vauban.
C’est à l’ombre de ses altières murailles, dans une modeste maison de la rue de la Fontaine, aujourd’hui rue André Lamandé, que, le 7 avril 1886, André Lamandé vient au monde.
Si l’on veut définir en quelques mots la vie et l’œuvre de cet écrivain, qui reste l’une des maîtres des Lettres Françaises, il suffirait de dire qu’elles furent une perpétuelle ascension.
Le poète, en effet, n’a pas encore atteint sa quinzième année qu’en forgeant il martèle ses premiers vers sur l’enclume de l’atelier paternel.
« Je cogne sur le fer, debout, devant la forge
Le feu brûle mon front et dessèche ma gorge
D’où monte un essaim de chansons. »
L’adolescent éprouve déjà ce sentiment, rare chez les hommes, admirable chez les jeunes : la fierté du travail.
Travail prodigieux, soit béni ! Toutes choses
Palpitent sous l’ardeur de ton souffle puissant :
Travail de la nature embaumé par des roses,
Travail de l’atelier abreuvé par du sang.
André Lamandé est aussi dès cette époque, le chantre inspiré de la paix. Le "vieux bretteur" ayant déposé sa rapière sur l’enclume, demande au forgeron :
Forgeron, créateur dans l’atelier sublime,
Prends ces débris maudits, brisés comme mon cœur,
Brise-les davantage, et que l’arme du crime
Gémisse lourdement sous ton marteau vainqueur.
Puis, en vers tout frémissants, il exalte l’enthousiasme de sa jeunesse :
« Ce sont les gais éclats de rire éphémères,
La lyre, faible encore, les larmes, les chimères
D’un poète de dix-neuf ans. »
Le soir, la rude tâche accomplie, il aime aller flâner jusqu’au bord du fleuve, et s’assoir parmi les hautes herbes, face à l’immensité mouvante. La contemplation du flot en en continuelle activité lui fait comprendre la nécessité de l’effort incessant, le spectacle du soleil couchant irradiant de lueurs multicolores cette grandiose porte océane lui révèle toute la poésie de la nature, et, la nuit venue, la fugitive apparition entre la longue traînée des îles de paquebots glissant sans bruit sur l’écran de la côte médocaine vers les lointains horizons du nouveau monde, lui donne le désir de l’évasion spirituelle.
C’est là que, huit siècles après Jaufré Rudel, André Lamandé, tout comme le troubadour moyenâgeux, le cœur gonflé par le souffle du large, entend l’appel de l’aventure, la grande aventure des Lettres.
Jaufré Rudel était parti de Blaye à la recherche de la princesse lointaine "à force de rames et de voiles", selon la charmante expression de Pétrarque.
André Lamandé, après un séjour de deux ans à Bayonne, où il fait son service militaire et prend contact avec le pays basque, qui devait recueillir son dernier soupir, quitte Blaye, malgré les supplications de se parents et débarque à Paris à la recherche de son idéal avec pour seules rames et pour seules voiles son inspiration et son courage.
Voici en quels termes il relate son arrivée dans la capitale : "J’avais pour toute richesse 20 francs dans ma poche, un béret basque sur la tête et une énorme lavallière noire autour du cou. Trois perspectives s’ouvraient devant moi : le port, où l’on avait besoin de débardeurs, une clicherie dans un journal en formation, ou un externat de lycéens. Mon étoile s’arrêta sur l’externat, parce qu’il était en face d’un grand parc, où il y avait des chants d’oiseaux, des ombrages et de l’eau vive. Voilà comment, les pieds joints je sautais dans la littérature."
Surveillant, puis professeur de huitième à l’école Bossuet, en même temps qu’il se révèle un "éveilleur d’âme" adoré de ses élèves, il travaille à acquérir la culture qu’il juge indispensable pour produire une œuvre durable. Il occupe ses nuits à compléter seul ses études, apprend le latin, suit des cours à la Sorbonne, et Jean Aicard [1], qui lui réserve ses après-midi de samedi, l’engage bientôt comme secrétaire. Rapidement il prend conscience de la tâche qui attend le poète. "L’art, écrit-il, n’est qu’un jeu de lignes de couleurs et de sons. Mais, à la différence des autres jeux - sportifs ou brutaux – c’est un jeu créateur de beauté." Il sait que "tous les triomphes poétiques, même les plus extraordinaires, furent précédés d’une longue période de besognes obscures, d’essais infructueux, d’heures douloureuses", mais il vit de cette "vie ardente" que son deuxième recueil de vers chante si magnifiquement.
"La vie ardente" : aucun autre qualificatif ne saurait mieux traduire la courbe harmonieuse et toujours montante de cette existence qui, de l’atelier paternel s’est élevé aux plus hauts sommets de la pensée.
Dans le travail ! Dans le rêve ! Pour l’action ! Ces formules brèves, placées en sous-titre du livre, sont la règle directrice dont il ne se départira jamais.
Alors que tant d’autres jeunes gens, leur journée finie, courent aux plaisirs, il se recueille et, pour traduire ses rêves et son espérance, il forge des vers tour à tour tendres et sonores, qui sont des hymnes au travail, à la justice, à la paix, à l’amour.
Je suis du peuple et j’ai la fierté de ma race.
Et l’ascension commence. Car c’est une ascension chez ce jeune homme de vingt ans que cette poésie qui lui fait dire :
Ah ! vivre c’est donner toute entière sa vie
C’est sentir de sa chair, par la douleur suivie,
Couler pour Dieu son sang vermeil,
C’est féconder le sein de l’amitié robuste,
C’est tomber un beau soir pour une cause juste
Front découvert, face au soleil.
C’est une ascension qui le fait s’écrier :
Mon frère, il faut s’aimer d’un amour agissant,
Dans la paix lumineuse ou la douleur profonde,
Il faut s’aimer. L’amour a la clarté de l’onde,
La chaleur du soleil et la force du sang.
Il gagne un maigre pain, mais qu’importe, pourvu qu’il ait quelques loisirs pour étudier, écrire des vers, des articles, se mêler à la vie intense des cénacles littéraires et faire jouer sur la scène de "l’Athénée Saint-Germain" sa première pièce : La Madone brisée.
Survient la guerre. Il la fait sur tous les points du front, sans forfanterie, avec le tranquille courage des forts. Parti le premier jour comme simple caporal, il conquiert rapidement ses grades : sergent, sous-lieutenant, lieutenant, avec trois blessures, quatre citations, la Croix de guerre et la Légion d’honneur. Lors de sa première permission, il se marie avec celle "dont l’amour fut, durant quatre années, entre la mort et lui un invincible bouclier", et, sous le frôlement quotidien de la mort, le poète, en notes sombres, traduit ses impressions de combattant.
De cette époque datent La Tranchée couronnée de vigne, poème d’une noble inspiration, et deux actes en vers : Watteau et La Marne, cette dernière pièce créée aussitôt sur la scène de la Comédie –Française et toujours inscrite au répertoire.
Au cours d’une attaque particulièrement meurtrière, au Chemin des Dames, toute sa compagnie tuée sur ses positions, il est relevé blessé parmi les morts et fait prisonnier. C’est l’hôpital de Coblence, puis les camps et les marais de Magdebourg, jusqu’au retour, enfin, complètement épuisé.
La joie du retour… La déception du retour aussi. André Lamandé, comme tant d’autres combattants, connaît la douloureuse surprise de retrouver, occupée par un autre, la place qu’il avait laissée le jour de la mobilisation.
La lutte pour la vie continue. A peine sorti de la bataille des armes, les blessures charnelles à peine guéries, ce travailleur opiniâtre et méthodique, avec la même volonté calme et tenace dont il vient de faire preuve face à l’ennemi, demande au dur labeur du journalisme d’assurer son existence quotidienne, et se lance avec fougue dans la bataille littéraire.
Alors commence ce que l’on peut véritablement appeler le "miracle" de la destinée d’André Lamandé. Ne disposant de rien, ce jeune homme qui, peu d’années auparavant, battait le fer dans la forge blayaise, s’affirme rapidement devant les hommes de sa génération un grand poète, un puissant romancier, un historien érudit, un essayiste remarquable, un journaliste de grande classe, un conférencier des plus applaudis.
Rédacteur de nuit au journal L’avenir, puis secrétaire de rédaction à la renaissance, il continue d’occuper ses rares instants de liberté à composer de mélodieux alexandrins.
C’est alors l’éblouissante éclosion de ses poèmes, conçus pendant les jours sanglants du carnage, les heures mornes de la captivité, les minutes lumineuses de la paix retrouvée : Sous le clair regard d’Athénée.
Poèmes ailés, pleins de douceur de finesse et de grâce, et d’une pureté quasi hellénique.
La flûte de Lycas pour Myrtille module
Une chanson d’amour dans le bleu crépuscule…
Mais, comme s’il pressentait déjà – sublime divination du poète – sa fin brutale et prématurée, de son âme jaillissent ces vers graves, qu’il est impossible de lire sans une poignante émotion, en songeant qu’André Lamandé devait mourir à l’aube d’une radieuse matinée d’un dimanche de juillet :
Nous avons accepté la mort et la voici
Tout simplement qui vient dans cette salle blanche,
Des cloches au lointain bourdonnent. C’est dimanche…
Adieu ce que j’aime. Je glisse sans secousse
Vers le fleuve éternel d’où l’on ne revient pas…
La critique est unanime à saluer l’auteur de ces strophes comme le petit-fils d’André Chénier, et, pour cette œuvre qui lui ouvre la voie du succès, André Lamandé reçoit la plus haute récompense : Le Prix National de Poésie.
Par délassement il écrit une truculente gasconnade, pétrie de bonne humeur : Castagnol ; mais il possède une âme trop frémissante, une trop haute conception de la mission d’écrivain, pour rester enfermé dans sa tour d’ivoire au milieu de la mêlée de l’après-guerre. Les souvenirs du passé, proche et tragique, se pressent dans son esprit. Son cœur souffre de la cruelle blessure du doute. "Mon sang versé… A quoi donc cela a-t-il servi ? Partout triomphe la médiocrité. Partout l’avidité se rue aux plaisirs et à l’argent. Les anciens combattants s’abandonnent." Un tel renoncement est inconcevable. André Lamandé sent se réveiller en lui le tempérament révolutionnaire de sa jeunesse éperdue d’idéalisme. Le soldat de la guerre reste, par sa volonté de "servir", le soldat de la paix, et la célèbre série du Roman de l’après-guerre que lui inspire cette période trouble et passionnante demeure l’un des plus hauts témoignages portés sur cette époque.
Avec Les lions en croix, il lance le cri de révolte de la génération sacrifiée, de "ces pauvres hommes à la moelle de lion, cloué sur la triple croix du mépris, de l’indifférence et de l’oubli". Bien que vieilles de quinze ans, ces pages pathétiques sont toujours d’une brûlante actualité.
Mais, après l’écroulement il faut rebâtir, en s’efforçant d’éviter de nouvelles catastrophes. C’est le thème développé dans Ton pays sera le mien, appel à la réconciliation des ennemis d’hier par le rapprochement des cœurs, en dépit des frontières, grâce à la vertu propre d’un coin de campagne française.
Après avoir écrit des romans de l’amertume et de la réadaptation, André Lamandé se penche sur la génération qui monte, ausculte minutieusement ces Enfants du siècle, et les découvre tout imprégnés de matérialisme, la conscience vide de tout idéal.
A cette inquiétude morbide de la jeunesse, les Leviers de commande, second volet du diptyque, apporte le remède, et ce livre peut être considéré comme le testament moral légués par l’écrivain aux jeunes d’aujourd’hui.
Du prestigieux rocher de Rocamadour, de cet "escalier dans l’azur", tout le long duquel nos pères ont accroché, étage par étage, des maisons, des oratoires, des chapelles, jusqu’à la basilique romaine qui semble toucher au ciel bleu, se dégage une belle et grande leçon. Cette "prodigieuse ascension de pierre de lumière et de force" montre l’impérieuse nécessité de l’effort et incite à "monter sa vie", à orienter sans cesse son existence vers les cimes, jusqu’aux lieus où souffle l’esprit.
Travail. Ordre. Spiritualité. La destinée d’André Lamandé n’a jamais eu d’autres "leviers de commande", et c’est cette loi trinitaire qu’il offre à l’enthousiasme indécis de la jeunesse comme clé de l’évasion spirituelle dans la lumineuse clarté d’une foi retrouvée.
Aux dons de l’imagination et de la sensibilité, André Lamandé joint une intelligence sagace, un esprit éclectique, passionnément épris de toutes les formes de la grandeur humaine, dans le passé et dans le présent. Il se reporte alors vers le seizième siècle, si dru, si puissant, si chaud dans sa verdeur, et qu’il affectionne particulièrement.
Cette époque, si pleine d’analogie avec la nôtre, il la fait revivre avec un charme et une érudition inégalées dans la vie gaillarde et sage de Montaigne, œuvre maîtresse, devenue classique, qui mérité la place d’honneur chez tous les lettrés.
Puis ce sont les lettres d’amour et de Guerre du roi Henri IV, qu’il accompagne d’une étude remarquable, à la gasconne.
Ensuite, à la jeunesse avide d’aventures, il offre un exemple d’énergie et de courage la vie de René Caillé, vainqueur de Tombouctou.
Franchissant les Pyrénées, il publie un vigoureux et coloré sur l’Espagne écartelée, reportage d’une étonnante préscience, qui acquiert une valeur toute particulière à la lumière des évènements actuels. "L’Espagne, écrit-il, écartelée entre ses antiques instincts et son jeune appétit pour les choses modernes, va connaître une période de troubles, où elle cherchera elle aussi un ordre nouveau. Qu’elle s’incline vers Moscou ou qu’elle penche vers Rome, elle ne peut plus s’en sortir que par la violence sorélienne".
De la péninsule ibérique l’historien nous transporte dans la vallée des Miracles, sur les bords de la Marne, dont il évoque magistralement le rôle tragique et glorieux tout au long de l’histoire de France, et dont il dégage en poète le vivant et éternel symbole.
Malheureusement, si l’agitation fiévreuse de la capitale passionne l’observateur, elle ne laisse pas au penseur un temps suffisant pour la méditation. Aussi André Lamandé se sent il irrésistiblement attiré par le charme reposant de nos provinces, dans laquelle il voit la source sans cesse renouvelée du génie de notre race. "Dès qu’un frisson de verdure court au flanc des causses, il retourne vers sa maison paysanne aux deux pigeonniers, où il travaille de l’aube au soir." Comme il l’aime sa chère Toulouzie ! "C’est en sabots, le col échancré, que j’y vis, dit-il, tout de franchise et de frugalité, ayant de bonnes soupes pour m’amignoter le corps, et pour réjouir mes yeux de moutonneuses collines qui élargissent l’horizon."
Dans ce carde apaisant, ce sage qui teinte sa philosophie d’un léger épicurisme et compte parmi les gastronomes les plus délicats, se régale de truffes, de prunes, d’un fromage de chèvre, d’un quignon de pain frotté d’ail, et ne commence jamais un repas sans faire chabrot [2], ce par quoi encore il se rapproche de Montaigne.
Dès lors, Paris n’est plus pour André Lamandé qu’un pied-à-terre, comme Bordeaux pour l’auteur des Essais, et, dans la quiétude de sa "librairie" quercynoise, le rude forgeron qu’il n’a jamais cessé d’être met à faire jaillir les étincelles de sa pensée, tout le patient amour de l’artiste. Car il n’écrit pas un livre au galop, d’un bout à l’autre, il l’avoue lui-même : "Je gratte, je lis, je lime chaque page et je dirai même chaque phrase avant d’écrire la suivante. Mais j’ai un mon plan nettement établi dans ma tête et je sais où je vais."
De ces heures de solitude et de sérénité naissent Francesca et l’Affaire Soulacroux, savoureuses peintures de meurs paysannes.
Parallèlement à cette œuvre, André Lamandé poursuit sa tâche de journaliste. Il collabore à tous les grands journaux, ainsi qu’à toutes les grandes revues, par des études littéraires ou sociales, des critiques, des chroniques, des contes. Il s’affirme ainsi de plus en plus comme le pionnier des idées qu’il a défendues dès sa jeunesse : justice sociale, rapprochement des peuples, appel à la spiritualité. Partout, s’élevant au-dessus des partis, il met sa plume et son influence au service des plus nobles causes. Partout, sa signature est synonyme de courage, de loyauté, de désintéressement.
A cette activité déjà si grande il joint, avec la même élévation de pensée, le même ardent désir de servir la France et par la France l’humanité, celle d’un conférencier fort apprécié. Dans les grandes villes de France et de l’étranger, il s’efforce de faire connaître les figures les plus significatives de notre histoire, et parle tour à tour de l’Impressionnisme dans l’art de la littérature, de Montaigne, de La Boétie, de Pascal, de Lamartine, de la Marne, avec une éloquence chaude et prenante.
C’est au cours de l’une de ses conférences, à Toulouse, qu’il ressent les premières atteintes du mal qui, le 2 juillet 1933, à Biarritz, va l’emporter en pleine maturité, en pleine action, victime en quelque sorte de son amour des Lettres, car, s’il consent à l’imprudente opération qui provoque l’embolie fatale, c’est uniquement dans l’impatience de reprendre au plus tôt son œuvre interrompue.
Mais, avant qu’il ne succombe, retentit le Chant du Cygne. Le poète le fait entendre dans le jeu de l’amour, roman que, par un suprême hommage, André Lamandé offre à sa terre natale. Dans ce dernier livre, éclatant de santé morale et d’équilibre, l’écrivain apparaît en pleine possession de son art et de sa technique. Quelle grandeur ! Quelle finesse d’analyse dans ses pages. Quelle poésie dans cette évocation de Blaye, "dont la résonnance est unique à cause de son fleuve, large de quatre kilomètres, qui roule de la lumière, du limon et l’aventure dans ses flots", et dont "le paysage porte en lui un l’on ne sait quoi de mystérieux, qui décolore les choses et les âmes".
Hélas ! Blaye a marqué d’un signe ses fils prédestinés ! Qu’ils s’appellent Roland, Jaufré Rudel, André Lafon, André Lamandé, tous sont morts prématurément ; mais ils ont eu ce privilège que les Dieux réservent à ceux qu’ils aiment, de rester dans notre souvenir auréolés de jeunesse.
Pour de tels hommes, d’ailleurs, une seconde existence commence avec la tombe.
Vive la mort ! Elle délivre…
Son embrassement est joyeux !
Parfois il faut mourir pour vivre :
Je veux mourir pour vivre mieux !
chantait le poète forgeron à l’aurore de sa vie.
Ce vœu s’est réalisé d’une étonnante manière, et c’est là véritablement le second "miracle" de sa destinée.
"André Lamandé n’est pas mort !" s’écriait Charles-Brun au lendemain de sa disparition. Chaque jour qui passe confirme la profonde vérité de cette forte parole. Non, André Lamandé n’est pas mort. De chères apparences ne sont plus, mais la flamme demeure et l’ascension continue.
A quoi cela tient-il ? A la qualité de l’écrivain, certes, car il manie une langue savoureuse, qui a dans sa "façon de dire, de s’exprimer, quelque chose de dru, de direct qui est succulent aux lèvres, qui sent le terroir et fait image". Il possède l’art de la phrase nette et précise, des raccourcies qui frappent, du détail marqué d’un trait. Son style, sobre, alerte, nerveux, pittoresque, tout en nuances, allié à une remarquable symphonie de la fluidité, la pureté du marbre, la force du torrent et l’éclat du cristal. Ces dons exceptionnels, qui font dire à Fortuna Strowski qu’il considère André Lamandé comme le plus grands des paysagistes français, assurent à son œuvre un rayonnement de plus en plus vaste et nimbent son nom d’une gloire impérissable.
Mais, à la qualité de l’écrivain s’ajoute la qualité de l’homme, qui faisait d’André Lamandé un ami inégalable. Cette âme d’élite qui témoignait du mépris le plus complet pour l’argent et avait en horreur le tapage, la publicité, désirait passionnément l’amitié. C’est parce qu’il les voulait ses amis, qu’avec la franchise qui était l’un des traits dominants de son caractère, il livrait toute sa pensée à ses lecteurs et sa joie était immense quand il voyait venir à lui une âme fraternelle ignorant la jalousie, il se réjouissait toujours sans réserve du succès d’un confrère, et ne cessera jamais d’ouvrir aux jeunes son cœur et son foyer.
Rien ne trouve mieux la qualité unique de cette amitié que le mouvement tout spontané, qui, dès le jour de sa mort, a groupé autour de sa mémoire, sous l’égide de son admirable compagne, aussi bien ceux qui n’ont pu le connaître que par ses livres, que ceux qui l’aimaient "parce c’était lui", dans une association qui prend de plus en plus d’ampleur et qui n’est qu’une amitié prolongée.
Écoutons la voix de cet ami qui reste aussi pour nous un guide :"L’existence, dit-il, qui nous attire en sens contraires, nous pousse finalement sur ce dilemme : écouter notre raison et vivre en nous ; écouter notre cœur et nous perdre en autrui. Mais vivre seulement en soi et pour soi, est-ce vivre ? Et n’est-ce pas se sauver et sauver les autres que de se perdre apparemment en eux ?"
Lisons ses œuvres, relisons-les. Par elles il se perdra en nous. Alors, comme lui, nous vivrons une vie ardente, nous serons enthousiastes dans le travail et dans l’effort ; comme lui nous aimerons la lumière et la beauté ; comme lui nous serons assoiffés de justice, d’idéal et de spiritualité.
Et, au milieu des bouleversements du temps présent, du déséquilibre des hommes et des choses, méditons tout particulièrement ce message, écrit quelques mois à peine avant sa mort :
"Il est un petit mot qu’on ne sait plus prononcer, un tout petit mot, trois lettres : NON.
Nous ne savons plus dire non à l’injustice. Non à la bêtise. Non à l’esprit de haine et à l’esprit couard. Non aux volontés qui se vendent, aux hommes qui s’achètent, à l’argent, à l’abject argent, qui sert à l’avilissement des consciences.
Dans la vie il y a une hiérarchie des valeurs spirituelles, un ordre nécessaire tel que le concevait Pascal : en bas la chair, au milieu l’esprit, à l’extrême pointe le cœur.
Si le cœur manque au monde, le monde est perdu et la France d’abord."
Paul RABOUTET.
[1] Jean Aicard, né le 4 février 1848 à Toulon et mort le 13 mai 1921 à Paris. Poète, romancier et auteur dramatique, il est reçu à l’Académie française en 1909.
[2] Faire chabrot est une vieille coutume paysanne du sud de la France, qui consiste à verser un peu de vin rouge dans le bouillon de bœuf principalement, mais aussi dans les autres potages pour les plus "gourmands". En Auvergne, un proverbe dit : "faire chabrot tient le ventre chaud".