Le samedi 23 mai 1987, le Président François Mitterrand visitait la citadelle de Blaye.
Passionné d’histoire et fin lettré, il avait voulu mettre à profit un moment de liberté, lors d’un déplacement en Gironde, pour "venir voir" les fortifications imaginées par Vauban, qu’il portait en haute estime, ainsi que l’endroit où avait vécu Jauffré Rudel.
Lieu incontournable de la citadelle, le "musée d’Art et d’Histoire du Pays Blayais", créé et géré par la Société des Amis du Vieux Blaye, faisait bien évidemment partie de la visite.
Jean Ferchaud, alors président de la SAVB, a été l’un des acteurs de cette visite. Il nous en fait un récit truculent et sans concession.
C’était un samedi matin d’hiver à Blaye, par un temps humide et frais (climat océanique tempéré oblige…), j’étais en voiture, je rentrais du marché, il était aux environs de 11h30-12h00. Je remarque Philippe et Bernard Madrelle quittant la place du marché qui, m’apercevant, s’approchent de mon véhicule pour m’annoncer, avec beaucoup d’enthousiasme, la venue "prochaine" du Président (Mitterrand bien sûr…).
Homme de culture, féru d’histoire, il les a longuement entretenus, lors d’une récente visite à Latché où ils étaient aimablement reçus, de Jauffré Rudel et de la Princesse lointaine… On me précise qu’il va falloir bien préparer le sujet sur lequel je vais bien évidemment être interrogé…
Rappel : nous sommes dans la période 1986-1988, où pour la première fois depuis la création de la Vème République cohabitent un Président et un premier ministre n’appartenant pas à la même famille politique (Jacques Chirac a été nommé premier Ministre par le Président suite aux résultats des élections législatives de 1986, marquées par la victoire de la droite en général et du RPR en particulier).
Quelques semaines après cette courte entrevue à la sortie du marché, le secrétariat de la sous-préfecture m’informe officiellement (par téléphone…) de la future visite présidentielle et l’on me donne rendez-vous pour le lendemain au pavillon de la Place où nous avons notre musée. Membre du conseil d’administration de l’association et animatrice de la boutique (droits d’entrée, livres, souvenirs, boissons, etc. Tout cela source de rentrées financières indispensables à l’entretien du musée), Denise Dunord est présente.
Arrivent donc : le sous-préfet de Blaye accompagné de Jean Glavany, chef de cabinet de la Présidence, pour apprécier les conditions dans lesquelles le Président peut visiter notre musée. Nous en faisons le tour : bureau et boutique au rez-de-chaussée, pièces de l’appartement-prison de la duchesse de Berry à l’étage, circuit à travers les salles évoquant l’histoire de Blaye, depuis le moyen-âge jusqu’à l’époque moderne, en n’oubliant pas les écrivains blayais du 20ème siècle. Il y a aussi les collections récemment installées dans de nouvelles salles : les tableaux du legs Roturier (maintenant au musée des Beaux-Arts de Bordeaux), des plans militaires de la citadelle (conservés aujourd’hui aux archives du ministère de la Défense à Vincennes).
Et puis, détails précis, les commodités... "Vous comprenez… Un vieux Monsieur…" (En fait, en 1987, le Président n’a que 71 ans). Heureusement, elles viennent d’être réhabilitées sous la haute surveillance des architectes des bâtiments de France : elles sont donc aux normes en vigueur.
Par trois fois nous mimons la visite du musée : Jean Glavany dans le rôle du Président, le sous-préfet dans celui du préfet et moi dans celui du guide : sept minutes et demi, pas plus !
Je dois faire une parenthèse à propos des mesures de sécurité : elles étaient impressionnantes… Quatre types de forces se répartissaient la tâche : en ville la police nationale, dans la citadelle un escadron de gendarmerie mobile, dans le musée la préfecture de police de Bordeaux et bien évidemment "attachés" à la personne du Président, ses gardes du corps (des gendarmes du GIGN en civil).
La veille de l’arrivée du Président, nouvelle visite du musée, cette fois avec les représentants des forces de l’ordre. Nous sommes accompagnés par un chien "renifleur" dressé à la détection d’explosifs. Il est décidé que le bureau servira de quartier général. Le passage dans la boutique est supprimé car il y a trop de tables et de vitrines qui gênent la surveillance (souvenir de Denise Dunord…). De même pour les salles nouvelles qui seront fermées. Qui sera présent ? Quinze personnes maximum. Je plaide pour les Amis du Vieux Blaye, finalement nous pourrons être trois… La troisième sera notre jeune TUC stagiaire , Patricia (qui n’osera d’ailleurs pas venir…).
Voici arrivé le jour "J", le samedi 23 mai. Après une ultime visite de sécurité (avec chien) de bonne heure (entre 7 et 8h00), c’est la distribution des badges qui permettront de se déplacer dans la citadelle, mais aussi en ville et jusqu’à la mairie, pas plus. Il me faut donc impérativement être présent au bon moment, à l’entrée du musée pour l’accueil du Président.
En ville, la foule est nombreuse, massée derrière les barrières de sécurité. L’ambiance est néanmoins bizarre, presque figée. Le marché a été fermé de très bonne heure. Il y a des autocars partout : ils ont amené des sympathisants et des adhérents du PS, venus de toute la Gironde mais aussi de la Charente toute proche.
L’hélicoptère de l’armée de terre qui amène le Président depuis Bordeaux survole un instant la citadelle puis va se poser sur l’un des terrains de sport des Cônes.
Ensuite, c’est un cortège de voitures officielles qui amène le Président à l’hôtel de Ville pour la réception et les discours officiels. Puis vient la visite de la citadelle, sous la conduite de Johel Coutura.
Enfin, le cortège officiel se dirige vers l’entrée du musée, avec plus d’une heure de retard sur l’horaire initialement prévu…
Le chef du protocole, une dame, arrive quelques minutes avant le Président et se sent obligé de me donner brièvement quelques conseils :
Quelque chose me dit que certains sont encore plus agités et troublés que moi par la visite présidentielle…
Le Président arrive, je me présente rapidement, il me tend la main et ensemble nous rentrons dans le musée. La sécurité ferme aussitôt les portes devant Gilbert Mitterrand, Philippe et Bernard Madrelle… Bizarrement "la cheffe" du protocole a disparu…
A l’intérieur il y a :
Je présente rapidement la SAVB, son fondateur, ses buts, ses moyens (le musée et la boutique). Petit imprévu : le Président demande à voir la boutique… Il pénètre à l’intérieur du local, regarde les livres, s’intéresse plus particulièrement au numéro des cahiers du Vitrezais consacré à Saint-Simon. Je me propose de le lui offrir au nom de la SAVB, mais non ! Il refuse, se retourne vers son aide de camp et lui demande de régler la facture. Ce dernier sort 30 Francs de l’une de ses poches et les tend à Denise.
La montée de l’escalier est difficile… Faut-il lui prendre le bras ?
La visite se poursuit, rapide.
Très froid le Président, presque muet. D’abord le moyen-âge ! Et…
Surprise : il tourne la tête, avec un regard méprisant, presque moqueur, la lèvre inférieure s’avance et la question fuse : "pourquoi me parlez-vous de Roland de Roncevaux ?".
Je suis stupéfait : avoir visité la citadelle, fréquenté des Blayais, personne ne lui a parlé de Roland de Roncevaux ? Incroyable !
Bien que d’âges différents, nous avons suivis les mêmes études classiques : je cite quelques lignes de la laisse [1]de la chanson de Roland sur Blaye et les funérailles du héros.
« (Charlemagne) passe la Gironde sur les grandes nefs qu’il y trouve. Jusqu’à Blaye il a conduit son neveu, et Olivier, son noble compagnon, et l’archevêque, qui fut sage et preux. En de blancs cercueils il fait mettre les trois seigneurs, à Saint-Romain : c’est là qu’ils gisent, les vaillants. Les Français les remettent à Dieu et à ses Noms. »
Soulagement : après la froideur (et l’ennui…) et bien que toujours muet, il se décontracte.
Jauffré Rudel, les Saint-Simon, Vauban et la citadelle, pas de réactions à propos de Marie-Caroline. Il ne veut pas apposer sa signature sur l’une de nos lithographies (nous n’avons pas de livre d’or au musée). Il regrette mais n’a pas de stylo… Peut-être donné en cadeau ? Comme d’habitude parait-il. (En mai 1986, Monseigneur Alphonse de Bourbon, duc d’Anjou avait accepté de bonne grâce…).
Dernière étape, les écrivains blayais du XXème siècle. Roger Toziny, le chansonnier de Montmartre des années 20 ; André Lafon, premier prix de littérature de l’Académie, son amitié avec François Mauriac ; André Lamandé, ses relations avec Marc Sangnier, le Sillon [2]… Et le Président se déride, parle : oui, il l’a rencontré… S’en suit quelques anecdotes… (Au début de l’année 2016, lors de commémorations, j’ai appris que le grand-père maternel du Président Mitterrand, Monsieur Jules Lorrain, était sympathisant du Sillon).
La visite se termine. Au lieu des 7mn 30, elle en aura duré plus de 20…
La porte s’ouvre devant les mêmes personnes que tout à l’heure qui attendent sagement…
Le Président : "Et maintenant, on va déjeuner ?"
Gilbert Mitterrand : "Non, Monsieur le Président, maintenant il faut rencontrer les viticulteurs. C’est bon pour vous…"
Le Président (résigné) : "Ah ! Si c’est bon pour nous…"
Je jette un bref coup d’œil au chef du protocole, miraculeusement réapparu, qui n’a aucune réaction. Donc, j’intègre le cortège.
Une cinquantaine de mètres séparent le musée de la salle Liverneuf où attendent les viticulteurs. Le Président, visiblement très fatigué, est fermement soutenu par ses gardes du corps. Ils pénètrent dans Liverneuf.
La porte de la salle s’ouvre, au fond les représentants des viticulteurs. A 3 ou 4 mètres de la porte, une table, chargée de verres, de bouteilles et de fleurs. Le Président s’avance, seul. Derrière lui entre dix et quinze personnes se pressent à la porte…
Il prend le verre qu’on lui tend, vante les mérites de la région, de ses vins et des producteurs valeureux. Environ une minute de paroles, guère plus ! Mais le ton est juste, la machine de séduction fonctionne à plein et cela se voit sur les spectateurs.
Charisme impressionnant !
Le Président sort, fermeture des portes de la salle.
Les gardes du corps "l’emmènent" jusqu’à la voiture garée à quelques mètres sous la porte de Liverneuf, l’assoient sur le siège de passager avant, plaçant ses jambes dans l’habitacle.
Le Président assis, levant les yeux (presque implorant) : "Et maintenant on va déjeuner ?"
Gilbert Mitterrand : "Ah non ! Monsieur le Président, maintenant on va voir Sainte-Marie" (alors maire de Mérignac).
Long et profond soupir du Président.
Le cortège de voiture se dirige vers l’héliport improvisé. Nous attendons tous l’envol de l’hélicoptère, persuadés, tous, que nous avions vu un homme d’État trop malade et fatigué pour briguer un deuxième mandat.
QUELLE ERREUR !!
Réélu en 1988. Une première législature de cinq ans. Une deuxième cohabitation.
Mais aussi et surtout, la maladie avérée, Anne et Mazarinne Pingeot…
Et aussi Elisabeth Tessier l’astrologue parmi les nombreux visiteurs de l’Elysée…
Puis les vœux du 31.12.1994 : "Les forces de l’esprit…".
Fin du deuxième mandat.
Décès le 8 janvier 1996, il y a tout juste 20 ans.
Dès le lendemain, Sud-Ouest publiait un supplément intitulé « François Mitterrand, un homme d’ici. »
La géographie, la famille, les politiques…
Photos et témoignages.
Philippe Madrelle, subjugué par la culture et le savoir du Président Mitterrand : A Blaye il m’a interpellé : "Vous ne m’aviez pas dit que Roland avait été enseveli ici…"
[1] Une laisse est une unité sémantique (de sens) et musicale. On parle de laisse surtout dans la littérature médiévale, pour ne pas employer le terme de strophe. Elle ne présente aucune forme déterminée et n’est caractérisée que par l’assonance de ses vers (sources : wikipédia).
[2] Initialement, Le Sillon est un journal créé par Marc Sangnier, polytechnicien et promoteur du catholicisme démocratique et progressiste. A partir de 1899, le Sillon devient l’organe d’un vaste mouvement d’éducation populaire qui réunit la jeunesse ouvrière et les fils de notable afin de réconcilier les classes laborieuses avec l’Église et la République. Marc Sangnier est par ailleurs à l’origine de la création des auberges de jeunesse en France. Deux fois député, militant social et pacifiste convaincu après une brillante participation à la Grande Guerre, il décède en 1950.