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Jaufre Rudel, troubadour de l’amour de loin.

C’est une assistance particulièrement nombreuse qui s’était donnée rendez-vous le samedi 25 février 2012 au syndicat viticole de Blaye pour écouter M. Alain Paul nous parler de Jaufre Rudel.

Né à Bordeaux en 1947, Alain Paul est Conservateur du Patrimoine honoraire et ancien Directeur d’Archives départementales. Il a effectué le plus important de sa carrière d’archiviste dans le Sud-Ouest et le Midi. Depuis très longtemps, il se passionne pour la langue et la culture occitanes, ainsi que pour l’histoire médiévale. Ayant étudié la littérature des Troubadours à l’Université de Montpellier, il a ensuite entamé une thèse d’Histoire médiévale sur les comtes de Toulouse.

Depuis un an, il réside à Saint-Yzan de Soudiac.

Il a participé en juin 2011 à la Trobada de Blaye sur Jaufre Rudel.

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Partant des sources littéraires puis historiques, autant de domaines dont il possède une véritable expertise, c’est avec beaucoup de talent que le conférencier va revisiter le personnage du troubadour de Blaye.

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En introduction, il faut placer une réflexion sur les documents qui nous renseignent sur le troubadour [1] .

Quelles sont les sources par lesquelles nous connaissons Jaufre [2] Rudel ? Elles sont de trois types : les poèmes du troubadour, les chartes et les chroniques.

En développant cette interrogation, il est possible de déterminer trois parties.

Tout d’abord un examen du poète et de ses chansons. Ensuite en deuxième partie, sera détaillé le personnage du seigneur féodal, le "prince" de Blaye. Enfin en troisième partie, il sera question de l’éventuel voyage de Jaufre Rudel en Terre Sainte. En guise de conclusion, la postérité littéraire du personnage sera évoquée.

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Le poète et ses chansons

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La première partie est donc consacrée à une étude des sources et des œuvres littéraires de Jaufre Rudel. Les poèmes des troubadours étant avant tout chantés, on utilise le terme de chansons plutôt que celui de poèmes. Les six chansons de Jaufre Rudel nous sont connues par l’intermédiaire de recueils nommés "chansonniers".

Ces documents, pour la plupart conservés à la bibliothèque nationale de France, la BNF, datent essentiellement de la seconde moitié du XIIIe siècle. Ils ont été écrits par des Occitans réfugiés en Italie du Nord après la croisade des Albigeois.

Ils obéissent à deux schémas différents : le premier montre le texte de la biographie du poète à l’encre rouge et le texte de la chanson à l’encre noire ou dorée avec une "lettrine" ordonnée ; dans le second, moins orné, se trouvent en revanche des partitions musicales jointes aux textes des poèmes.

Est ensuite montré le fameux texte de la "vida" du troubadour. Dans ces lignes, écrites à l’encre rouge, il est dit que Jaufre Rudel était grand gentilhomme et prince de Blaye. Il serait tombé amoureux de la comtesse de Tripoli, sans la voir, d’après ce qu’avaient raconté des pèlerins qui revenaient d’Antioche. Il serait parti en croisade et, sur le bateau, serait tombé gravement malade. Arrivé mourant à Tripoli, il aurait été transporté dans une auberge. Avertie de tout ça, la comtesse serait venue le voir et l’aurait pris dans ses bras. À ce contact, il aurait retrouvé conscience, aurait su que c’était la comtesse et serait mort. Elle l’aurait fait enterrer dans le couvent des Templiers et se serait faite religieuse le jour même "par la douleur qu’elle avait de la mort de lui".

Il est très difficile de savoir si cette histoire romantique est une vérité historique ou une légende.
A cette époque de grands sentiments, comme l’esprit de la croisade, une telle aventure aurait été possible.
Il se peut également que ce récit soit une invention pure et simple du rédacteur de la vida au XIIIe siècle, à partir des éléments fournis par les poèmes.
Chacun apprécie la chose en fonction de ses propres croyances.

Le conférencier fait ensuite écouter un enregistrement de deux des six poèmes de Jaufre Rudel. Le premier s’intitule "Lanquan li jorns son long en mai", "quand les jours s’allongent en mai".
Dans une image classique du retour du printemps, le poète décrit sa tristesse face à l’absence de la femme aimée qui est loin. Il décrit ensuite tout ce qu’il va faire pour la rejoindre jusqu’au royaume des sarrasins.
Le titre du second poème est : "Non sap chantar qui si non di", "il ne sait pas chanter celui qui ne dit" et il décrit encore la souffrance de l’amoureux [3].

Au dernier vers de la strophe six, sont mentionnés le prénom de Bertrand et le comte de Toulouse. Au milieu du XIIe siècle, celui-ci s’appelait Alphonse Jourdain et avait effectivement un fils bâtard du nom de Bertrand.

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Le "prince" de Blaye.

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Dans une deuxième partie est maintenant étudiée la situation féodale de Jaufre Rudel, ceci grâce à ces documents qu’on appelle chartes, c’est-à-dire les textes des actes administratifs du pouvoir féodal. Ces textes nous sont parvenus grâce à des recueils (les cartulaires) écrits et conservés dans les abbayes.

Les actes du lignage des Rudel sont répartis en trois ensembles : Angoumois, Saintonge et Bordelais (Blayais et la Sauve Majeure). L’on a retrouvé une charte de cette dernière abbaye, octroyée par Guilhem Freeland, possible grand-père de Jaufre Rudel, par laquelle ce seigneur féodal désirait mettre ses affaires en ordre avant de partir en croisade.

Les Rudel apparaissent comme un lignage issu d’un cadet des comtes d’Angoulême ainsi que le montre un arbre généalogique. Les chartes nous aident à comprendre quelle était la "mouvance" des Rudel. Le comte d’Angoulême a sans doute dispersé les droits donnés aux Rudel pour éviter qu’ils prennent trop d’importance.

Un zoom cartographique ci-dessus montre les possessions et les droits des Rudel en basse Saintonge. Jaufre Rudel et ses ascendants apparaissent souvent dans les cartulaires de la région de Saintes.
Quant au terme de "prince de Blaye", il est interprété par les médiévistes, comme une marque des titres nouveaux et parfois ronflants que se donnaient les féodaux, qui venaient de s’installer comme seigneurs.

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Le croisé ?

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La troisième partie évoque les interrogations qui pèsent sur le fameux voyage de Jaufre Rudel. L’épopée des croisades nous est connue grâce à des chroniqueurs dont le plus célèbre est Guillaume de Tyr.
Grâce à lui, nous connaissons ce qui est arrivé au comte de Tripoli, Raymond II. Celui-ci, très jaloux, persécutait sa femme et mourut en 1152 sous les coups des Haschachins (assassins ismaéliens). Il est fort possible que cet épisode dramatique, qui a dû être très connu, ait donné naissance à la légende de Jaufre Rudel.
Par ailleurs, l’arbre généalogique des comtes de Tripoli montre que l’épouse de Raymond II s’appelait Hodierne de Jérusalem et qu’ils ont eu une fille qui se prénommait Mélisande.
Pourquoi donc certains auteurs, poètes ou historiens, ont donné ce prénom de Mélisande à la comtesse de Tripoli dont Jaufre Rudel serait tombé amoureux ?

L’épisode de la traversée de Jaufre Rudel se place à l’époque de la seconde croisade (1147-1149). Durant celle-ci, le roi de France, Louis VII et sa femme Aliénor d’Aquitaine, suzeraine de Jaufre Rudel, empruntèrent la voie de terre par l’Anatolie. Seul le comte de Toulouse, Alphonse Jourdain et son fils Bertrand parvinrent en Terre Sainte en bateau. C’est sans doute pour cela que l’on fait voyager Jaufre Rudel avec eux, qui sont mentionnés dans le poème vu plus haut.
Toutefois, selon la logique féodale, Jaufre Rudel aurait dû suivre le roi et Aliénor d’Aquitaine, dont il était le vassal.

En conclusion, est passée en revue la postérité littéraire de Jaufre Rudel.
Des romantiques allemands à l’opéra de Saariaho et Maalouf en passant par "la princesse lointaine" d’Edmond Rostand, le thème de l’amour de loin a continué à inspirer poètes et musiciens.
Plus qu’essayer de faire cadrer la légende avec l’histoire, il est sans doute préférable de voir comment et pourquoi cette légende s’est constituée à partir des textes littéraires, qui apparaissent comme les documents les plus fiables sur Jaufre Rudel.

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Ci-dessous vous pouvez observer deux miniatures : la première montre Jaufre Rudel mourant dans les bras de la comtesse de Tripoli, la seconde le montre à cheval vêtu d’un grand manteau rouge, signe évident de richesse.

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Le thème "l’amour de loin" et les poèmes de Jaufre Rudel ont fait l’objet de nombreuses interprétations.

Certaines sont gratuitement disponibles aujourd’hui, en tout ou partie, sur Internet.

Voici deux liens permettant de découvrir une version classique de deux chansons du troubadour de Blaye, "Lanquan li jorns son long en mai" et "No sap chantar". Ces deux morceaux ont été mis en ligne par l’auteur de la conférence.

http://www.youtube.com/watch?v=ZitfBY8hBT4

http://www.youtube.com/watch?v=tLZc7TUpgu0&feature=channel

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Notes

[1Contrairement à une croyance fort répandue, le troubadour n’est pas un musicien un peu vagabond qui, au moyen âge, gagnait sa vie en allant de château en château avec un luth en bandoulière… C’est au contraire un noble, instruit, donc capable d’écrire des vers et de composer une musique. Ce sont ces vers et cette musique qui seront ensuite chantés par les musiciens (les jongleurs et les ménestrels) devant les cours seigneuriales des anciennes provinces du royaume.

[2Jaufre (prononcer Djaufré) est l’équivalent occitan du prénom français Geoffroy. Tous deux viennent du germanique Gotfried, qui signifie "celui qui amène la paix par la force de Dieu".

[3Une interprétation de ces deux poèmes vous est proposée à la fin de cet article. Pour l’écouter, il suffit de cliquer successivement sur les deux liens ci-dessus.





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