C’est par un article mémorable, paru dans le journal l’Illustration et daté du 12 décembre 1936, que Paul RABOUTET (ci-contre en 1953, alors qu’il entre au conseil municipal), le fondateur de la SAVB, parvint à attirer l’attention des autorités sur le sort de la citadelle de Blaye.
Dans cet article, dont nous gardons précieusement un exemplaire à la SAVB, Paul RABOUTET narre avec beaucoup de clarté et de concision l’enchaînement des décisions et des faits qui ont permis aux services du port autonome de Bordeaux de détruire sans état d’âme une partie de la citadelle !
C’est donc un véritable témoignage historique que nous vous livrons aujourd’hui, en retranscrivant mot à mot l’argumentaire de Paul RABOUTET.
A l’issue de cette lecture, nul doute que vous serez comme nous, admiratifs devant tant d’opiniâtreté et de clairvoyance pour combattre une administration puissante, sourde, aveugle et parfaitement assurée de son bon droit…
Remarque liminaire : nous n’avons pas jugé utile de reprendre in extenso l’article de l’Illustration. En effet, une situation générale de Blaye ainsi qu’un rapide historique de la citadelle étaient indispensables pour le lecteur de 1936, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Nous ne reprenons donc que l’argumentaire proprement dit.
Extrait de l’article original paru le 12 décembre 1936, dans l’Illustration n° 4893.
Actuellement déclassée comme place forte, la citadelle n’a plus de garnison et ses maisons n’abritent plus qu’une cinquantaine de gendarmes mobiles ; mais, si son rôle guerrier a pris fin, son rôle historique demeure, et ce magnifique monument, en parfait état de conservation, constitue, par suite de démolitions partielles ou totales de la plupart des autres forteresses de l’époque de Vauban, un spécimen unique au monde de l’architecture militaire du dix-huitième siècle.
Alors qu’à ce titre la citadelle de Blaye mériterait une sollicitude toute particulière, elle est à son tour, hélas ! menacée de complète destruction. Bien que par arrêtés ministériels en date du 3 novembre 1925 et du 5 mars 1926 elle ait été dans son ensemble classée dans la liste complémentaire n° 2 des monuments historiques, la démolition est commencée depuis six mois déjà.
Le plateau sur lequel elle repose est formé de roches très dures et d’une qualité remarquable. Aussi, quelques années avant la guerre de 1914, une carrière à ciel ouvert fut-elle creusée à proximité du côté nord-ouest [[Il s’agit de l’emplacement actuel des terrains de sport et de la piscine de Blaye qui n’ont fait qu’occuper, en partie, le trou béant créé par l’exploitation de cette carrière. Auparavant, le mouvement de terrain entre l’actuelle caserne des pompiers et le pied des remparts était d’un seul tenant, à l’identique de ce que l’on trouve de l’autre côté de la ligne de crête, côté Blaye.
En 1917 – 1918, le besoin de pierre se faisant urgent pour réparer les routes du Sud-Ouest, la direction du génie militaire autorisa un détachement de soldats américains à reprendre cette exploitation qui, les hostilités terminées, fut continuée par l’administration des ponts et chaussées. Ainsi, fut détruit le champ de manœuvre des Cônes, vaste esplanade en bordure de la Gironde, qui n’était autre que l’ancien champ-de-Mars sur lequel se voyait encore le rocher qui tint lieu aux Blayais d’autel de la patrie lors de la fête de la Fédération le 14 juillet 1790. Le front de la carrière s’approchant de la citadelle même, les glacis, puis le fossé nord disparurent à leur tour.
Depuis le mal n’a fait qu’empirer. Les services du port autonome de Bordeaux, ayant été chargés d’effectuer tous les travaux nécessaires à la défense de la côte du Bas-Médoc contre la mer, jetèrent aussitôt leur dévolu sur la pierre de Blaye et manifestèrent l’intention de poursuivre l’extension de la carrière sous la citadelle même.
Le 12 juin 1930, les délégués des administrations intéressées délibérèrent en vue de l’aliénation des remparts nord-ouest. Sur l’insistance pressante de la direction du port autonome, le génie n’hésita pas, d’un trait de plume, à porter atteinte à l’intégrité du monument et, sous réserve de l’approbation de l’administration des beaux-arts, donna son accord à l’affectation au service maritime de la demi-lune n° 19 en vue de sa démolition.
En 1935, la direction du port autonome consulta donc le représentant des beaux-arts à la commission départementale des sites et monuments historiques, qui vint sur place examiner la question. Après cette visite, faite sans avertir les autorités locales, le représentant des beaux-arts donna son autorisation, estimant que, "s’il était fâcheux de voir porter atteinte à l’intégrité de l’enceinte bastionnée du dix-septième siècle dont la conservation est très intéressante au point de vue historique, cette demi-lune simple, sans réduit et sans tenaille, était un ouvrage avancé d’un intérêt secondaire, situé à l’opposite de la ville de Blaye, dans un endroit peu fréquenté et d’accès malaisé, et qu’en conséquence il n’apparaissait pas qu’il y eut un lieu de la part de l’administration des beaux-arts à une objection formelle au dérasement de la demi-lune n°19, étant donné l’intérêt que présente pour le service maritime de la Gironde l’extraction de la pierre destinée aux travaux de la pointe de Grave".
La remise de la demi-lune n° 19 par le service du génie au service maritime eut lieu le 23 décembre 1935 comme suite à une décision du ministre de la Guerre en date du 21 novembre. La démolition effective commença au mois de mai 1936.
La population de Blaye, qui avait tout ignoré de ces tractations conduites dans le plus grand secret, manifesta une très grande indignation lorsqu’elle vit les démolisseurs à l’œuvre. Les autorités locales se firent aussitôt l’écho de ce sentiment. Dès le 13 mai, le sous-préfet de Blaye écrivit au préfet de la Gironde pour l’aviser que les services du port autonome de Bordeaux venaient de commencer le démantèlement de la citadelle. Il rappela déjà que l’exploitation de la carrière pouvait faire craindre des affaissements dangereux, signala que l’on s’attaquait maintenant à la fortification elle-même et souligna l’émotion bien compréhensible soulevée par ces travaux. De leur côté, le député et le maire de Blaye intervinrent avec vigueur auprès du préfet.
Le préfet provoqua immédiatement des explications de la part du directeur du port autonome et du représentant des beaux-arts. Le directeur du port autonome répondit que l’exploitation des bans rocheux situés sous la demi-lune n° 19 n’avait commencé qu’après autorisation de l’administration des beaux-arts. Quant au représentant des beaux-arts, changeant complètement d’opinion, il conclut cette fois-ci en faveur du classement de l’enceinte de la citadelle comme site. La démolition ne fut d’ailleurs nullement interrompue pour cela, si bien que le conseil municipal de Blaye, au cours de la séance du 17 juillet, adopta à l’unanimité un vœu déclarant que la disparition de la demi-lune n° 19 créerait un vide très apparent qui détruisait l’harmonie et la symétrie de l’ensemble de la forteresse, réclamant l’annulation de l’autorisation accordée et demandant le classement de la totalité de la citadelle dans la liste officielle n° 1 des monuments historiques.
En dépit de ce vœu, dès le lendemain les services d’exploitation firent exploser un nombre accru de charges de cheddite qui creusèrent de nouvelles brèches dans les remparts. Depuis, le président de la société des Amis du Vieux-Blaye et le président du syndicat d’initiative ont fait entendre à leur tour des protestations au nom de ces groupements, mais rien n’arrête les démolisseurs, qui continuent leur travail au milieu de l’indignation croissante des Blayais et de tous ceux qui restent attachés au charme évocateur des pierres noircies par un glorieux passé.
La protection de la côte nécessite du roc d’une très grande résistance, soit. Mais il y en a dans la région. Pourquoi donc aller le cherche sous la citadelle de Blaye ? D’ailleurs, quoi qu’on fasse, rien ne résiste au furieux et incessant assaut des vagues. L’action érosive de l’eau est si puissante que les blocs de 20 tonnes que le service maritime arrache du sous-sol de la forteresse et jette quotidiennement dans les flots sont réduits deux ans après, au plus, à l’état de galets de la grosseur d’un œuf d’autruche. Pour présenter quelque efficacité, ces travaux de défense doivent donc être permanents, si bien que, demi-lune après demi-lune, rempart après rempart, grignotée un peu chaque jour, la citadelle finira par disparaître tout entière dans l’océan.
Bien des dégâts ont été faits, beaucoup trop hélas ! mais ils sont encore réparables, à condition toutefois qu’aujourd’hui même l’administration des beaux-arts annule purement et simplement l’autorisation de dérasement de la demi-lune n° 19 et classe l’ensemble de la citadelle de Blaye dans la liste officielle n° 1 des monuments historiques.
Les ravages arrêtés, il faudra sans délai restaurer la demi-lune, reconstruire les glacis et les fossés qui l’entouraient, combler la carrière et reconstituer l’ancien Champ-de-Mars. Parfait, dira-t-on, ais où trouver l’argent nécessaire ? Dans le plan de grands travaux contre le chômage, un crédite de 10 millions vient d’être affecté au ministère de l’Éducation nationale pour la réfection des monuments historiques. La citadelle de Blaye peut et doit avoir sa part dans la répartition de ces crédits.
Riche d’une histoire dont peu de petites villes peuvent s’enorgueillir, la ville de Blaye doit garder intacte la citadelle qui fait sa légitime fierté.
Épilogue.
Cet article ayant eu un retentissement certain à Paris et notamment dans les cercles du pouvoir, Paul RABOUTET parvint à obtenir un entretien privé avec M. Jean ZAY, ministre de l’éducation nationale et des beaux-arts depuis le 4 juin 1936.
C’est grâce à l’intervention du ministre lui-même que la citadelle fut inscrite sur la liste n° 1 des monuments historiques, ce qui mit un terme à sa démolition et provoqua l’arrêt puis la fermeture de la carrière.
Par la suite, les choses ne se passèrent pas exactement comme l’aurait souhaité Paul RABOUTET :